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l'univers du yoga
à travers
100 photographies

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Les textes et photographies sont protégées par le droit de la propriété

littéraire et artistique. Les œuvres numériques sont déposées et marquées.

Reproduction interdite.

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Sommaire 

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1     Abhaya Mudrâ, l’absence de peur (n°4)

2     Shîrshâsana à Bhubaneshwar (n°8)

3     Téjas, le passage du diaphragme (n°14)

4     Déva-shakti, clarté divine (n°59)

5     Indriya, la plaque de glace (n°31)

6     Yogini, nom féminin (n°33)

7     Kânyâkumârî, une photographie de voyage (n°57)

8     India, la roue de l’Inde (n°60)

9     Bhuvanesvara et le brahmane Sugit (n°63)

10   Parampara, le regard français de la transmission (n°69)

11   Drik, intérieur/jour/ rue Aubriot (n°70)

12   Sâdhu de Chennai (n°73)

13   Asmitâ, l’égo en autoportrait (n°77)

14   Dhîra, photographie et méditation (n°82)

15   Antyesthi, la dernière offrande (n°88)

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Photographie Philippe RICHARD 

Sâdhu du Rajasthan, Inde, 2015.

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4   Abhaya Mudrâ, l’absence de peur

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   Le sâdhu est l’archétype du yogi, c’est aussi un personnage photogénique. Les diverses représentations photographiques de lui que vous rencontrerez dans les media vous permettront de franchir les multiples entrées du yoga. Le sâdhu renonce aux réalités de la société, rompt avec le monde pour se consacrer à sa propre libération. Qu’on le voie assis en méditation ou dans l’attente, pratiquant son yoga, exécutant ses purifications, qu’il soit couvert de vêtement blanc ou orange selon son appartenance à Shiva ou Vishnu, revêtu de cendres ou habillé de vent - c’est-à-dire nu - qu’il jeûne, qu’il attende l’offrande du riz, qu’il trouve refuge dans la forêt, parcourt les routes ou se recueille dans un âshram, toujours son attitude, son allure, son comportement seront le résumé de règles de vie, de pratiques religieuses, de quête spirituelle, de forme d’errance rituelle, de pèlerinage dans les villes saintes, comme de voyage à travers la mythologie. Sa conduite est la révérence à la diversité d’une Inde insaisissable. L’Inde recense plus de six millions de sâdhu et de sâdhvi (au féminin), autant de figures pour présenter ce qu’est le yoga ! Lui en est le modèle.

 

     En Inde, les domaines du yoga et de la danse - le Bharata natyam - emploient le langage codifié de la mudrâ, une expression accomplie ici avec les mains qui est un rituel énergétique et symbolique. La signification sanskrite de mudrâ est "signe", "sceau", "serrure". En apposant un "cachet", la mudrâ donne aux actes, autorité et puissance spirituelle. La mudrâ vient aussi sceller, garder à l’intérieur même du corps, le prâna, l’énergie vitale qui circule, omniprésente dans l’univers. Ce "Sâdhu du Rajasthan " déploie sa main droite, l’offre en Abhaya mudrâ, son geste de protection dissipe la peur et accorde la béatitude. On retrouve cette pose dans la classique représentation du Bouddha qui dit, de cette manière, l’apaisement gagné après les tempêtes intérieures. Abhaya mudrâ est une marque de bienveillance, de bénédiction. C’est l’absence de la peur : la paume en avant propose la paix à l’autre, l’inconnu, et l’apaisement des sens à soi-même.

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​Photographie Claire PEILLOD

Shirshâsana à Bhubaneshwar, Orissa, Inde, 2014.

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8   Shîrshâsana à Bhubaneshwar

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     L’enseignant de yoga Boris Tatsky, reconnu pour sa clarté pédagogique et sa capacité heureuse à partager la philosophie du yoga, dit que « l’inversion est un défi, un défi lancé du Hatha yoga vers les habitudes, les lois de l’équilibre, le conditionnement. Elle est l’une des techniques fulgurantes du yoga, incarnant la quête de l’Éternel sacré au travers du corps physique ». La posture se nomme shîrshâsana : « en équilibre, la tête au sol, les pieds en l’air et le nombril plus haut que le palais ». Faisant que le supérieur devienne l’inférieur, le yogi décide de déplacer le ciel, de déranger la terre. Ce n’est pas un exploit, c’est un changement radical d’état. En respirant dans la posture établie, ferme et calme, il opère une transmutation de son être. Shîrshâsana, la "reine des postures", n’a d’intérêt qu’animée de respirations lentes et prolongées qui en font alors le lieu personnel de l’expérience parce qu’elle autorise le passage vers le monde spirituel. L’adepte en shîrshâsana est confiant : il peut compter sur ses mains, écouter la posture et la laisser dire ce qu’elle a à lui dire.

 

     Amrita est le nectar qui s’écoule en l’humain naturellement du haut vers le bas, depuis le palais (la cavité palatale) vers le chakra solaire. Dans ce corps inversé, la précieuse réserve de nectar de l’invulnérable et de l’immortel est préservée. Son écoulement est limité, stoppé même. Au plan physique, la pesanteur décongestionne les organes, un drainage lymphatique s’accomplit, le sang afflue à la gorge, à la tête, et les pieds, les jambes se soulagent par légèreté. Les effets de l’inversion sont aussi psychologiques avec le dépassement de la peur, la maîtrise de situation rare. Au plan spirituel, la posture shîrshâsana procure l’immortalité… S’élever de cette manière, c’est atteindre une forme de conscience, de purification. C’est un défi à l’espace et au temps, tenu ici à Bhubaneshwar, entre le temple de Lingaraj Mandir, dédié à Shiva et le Bindu Sagar, bassin de purification qui contient un peu de toutes les eaux des fleuves et lacs sacrés de l’Inde.

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Photographie Philippe RICHARD

Le diaphragme, Italie, 2012.

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3   Téjas, le passage du diaphragme

 

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     Traquer le yogi dans le photographe, traquer le diaphragme, muscle inspiratoire, dans le diaphragme du mécanisme photographique. Ouvrir la porte à l’air, le rideau à la lumière. On est ici dans un caisson insonorisé où les sens sont quasiment mis en retrait. Paré d’une veste de reporter et d’un sac en bandoulière, le photographe se retrouve dans un espace clos, une chambre noire. Le personnage est rendu lumineux par cette auréole de néon apparentée au diaphragme. La forme semi-circulaire et le hors-champ nous questionne. Où sommes-nous : à l’intérieur même du boîtier ? Le mécanisme d’un appareil photographique est simple : le diaphragme correspond à une fenêtre laissant entrer des faisceaux lumineux. Le dispositif tranche : s’ouvre plus ou moins grand, s’exécute à vitesse plus ou moins rapide, marque une surface sensible et au final constitue l’image. Le photographe cherche l’ajustement de l'iris. De ce processus résultera la réalisation d’un portrait ou la perpétuation d’un paysage, la célébration d’un événement :  l’accomplissement d’une photographie. Mais cet homme ajustant les réglages, sait-il qu’il est lui-même le sujet de la photographie ? Comme en pratyâhâra. Le dispositif scénique (une caverne expérimentale tapissée d’alvéoles) annule et dissout les sens : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat. Et même la perception du mouvement, tant il faut se retenir, se figer et bloquer le souffle. Cet individu qui est venu ici pour dire le réel, est pris dans la photo, capturé, entre le dos de l’appareil et l’optique.

 

     Pour le photographe, le diaphragme est lumière quand pour le yogi, le diaphragme est souffle. À l’intérieur de lui-même, par une lente descente vers l’obscurité des poumons, le yogi anime des alvéoles luisantes. Par l’effet d’entrée d’air dans les voies respiratoires, chaque contraction de la coupole musculaire suivi de chaque relâchement initie le cycle ; chaque pli contient et retient le souffle puis le résorbe et l’abolit. Un passage s’ouvre : l’air peut alors se convertir en lumière. Ces mouvements réguliers des muscles, la poitrine dilatée et l’abdomen absorbé, fabriquent une trace. Le yogi porte vie à ce qu’il a toujours nommé téjas, c’est-à-dire lumière, chaleur, énergie.

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Photographie Philippe RICHARD,

La salutation de Jean-Pierre à la lumière de Vétan, Italie, 2018.

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4   Déva-shakti, clarté divine

 

 

   

 « Cette lumière, qui brille par-delà toutes choses, est assurément la même que la lumière qui est au-dedans de l’homme. » (Chândogya Upanishad). La vision d’une lumière "manifestée" se veut présente en la personne figurée sur la photographie. L’aube relaye une grande luminosité, une forme de joie ineffable d’être au monde : c’est ânanda. Mais si cette photographie est sincère – authentique, elle est prise sur le vif – le cadrage, la composition, les couleurs respectent sans doute trop les règles canoniques. Trop beau, trop facile, pour être vrai ! D’ailleurs, les magazines de yoga usent parfois de ces représentations-clichés où l’on voit, dans la nature, par un soleil couchant, assis en lotus, un méditant. Images toutes faites dont il faut se mettre en garde. L’image peut se révéler expression de maya, une illusion de yoga... Cependant, qui peut juger ce yogi, cet adepte versé dans une intime et secrète pratique quotidienne, à la cherche de déva-shakti, la clarté divine ? Lui, chante le mantra de la Gayatri : lumière source de vie.

 

     Le yoga lui apporte souplesse et entretien du corps ; il lui procure mieux-être et détente de l’esprit ; et c’est bien pour cela qu’il le pratique. Même si cette photographie est convenue, trop attendue et reconnue, rien ne conteste le protagoniste dans sa quête de lumière. La recherche se manifeste. Parce qu’il avait perdu un bras lors de la Première Guerre mondiale, le photographe tchèque Josef Sudek s’est exposé dans un autoportrait s’ouvrant à la lumière en la focalisant au creux de la main, tandis que ce yogi instruit, les bras dégagés, le corps déplié, le regard levé, n’aspire qu’à un éblouissement de clarté. Comme en l’absorbant, aussi comme en la diffusant. La posture de l’homme en un mouvement d’extension active une connexion, ajuste un trait d'union entre Terre et Ciel. Déva, (le mot est formé sur la racine div qui signifie briller) est dans la mythologie hindoue un être de lumière, un être céleste d’essence lumineuse. Il faut soutenir l’idée qu’une photographie honnête, vraie, n’existe que par rapport à Soi.

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​Photographie Manuela MARQUES

Bloc 1, Courtesy Galerie Anne Barrault, Paris. 2014.

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5   Indriya, la plaque de glace

 

 

     Que met en jeu Manuela Marques ? Le regard d’un personnage dissimulé derrière une plaque de glace ? Ce qui est vu au travers d’un prisme déformant, le monde ? Ou l’acte même de voir et donc de discerner ? Peut-être s’agit-il de palper, d’humer, d’apprécier la saveur du bloc, de l’écouter se craqueler. La vue, le toucher, l’odorat, le goût, l’ouïe, les cinq sens sont interrogés. L’émulsion de la photographie perce une vision fugitive, aborde le contact, flaire le fugace du froid, aiguise l’insipide, réveille le frémissement contenu de l’eau et révèle ce que recèle le souffle de l’homme. Autant de raisons qui rendent cette image juste et éloquente pour le yoga. Le tout se leste, rien ne reste du corps car le yoga envahit l’esprit, agit sur lui.

 

     L’une des finalités du yoga est de rassembler, d’unifier quand l’esprit humain se laisse trop souvent submerger d’un éparpillement sensoriel. De nos sens il est question, comme l’un des moyens du yoga. Dans la pensée indienne, les sens appelés indriya, ont une double fonction : celle des organes et celle de leur action. Par exemple pour les yeux, l’action de voir et ce qui est vu. Les sens, l’exercice des sens, sont sans aucun doute à la frontière entre corps et esprit. Le ressenti est un moyen de connaissance. Par les yeux, je vois mon corps en action ; je touche l’épiderme quand la main saisit le pied et boucle un circuit d’énergie. Je goûte les saveurs quand j’absorbe l’effort, effort que j’écoute dans les battements du cœur et que je sens dans la chimie du chaud et froid, la sudation qui élimine et purifie. Sur le tapis, le yoga se charge de ramener le monde à l’intérieur de nous-même. Quand bien même une autre étape - pratyâhâra. - consistera à s’initier au "retrait des sens", à s’intérioriser. La plaque de glace de Manuela Marques est le symbole imagé des indriya, forces aimantées de recentrage dans l’abandon intérieur. Le sanskrit est une langue polysémique et le sens premier de indriya désigne la force avec laquelle Indra, la puissance mentale, régit l’univers.

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Photographies Philippe RICHARD

Offrandes aux yogini d’Hirapur, Inde, 2014.

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6   Yogini, nom féminin

 

 

     Lorsque les écrivaines-photographes suisses, Ella Maillart (1903-1997) et Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) sillonnent l’Inde des années 30-40, elles cherchent le salut. Maillart passera la durée de la Seconde Guerre mondiale auprès des sages Ramana Maharshi et Atmananda Krishna Menon. Schwarzenbach tentera de se départir des opiacés. Les deux femmes documentent leurs périples de clichés, scènes de vie, paysages et architectures. Elles auraient pu venir dans leur Ford jusqu’ici, assister à une pûjâ, la cérémonie rituelle en l’honneur de Kâlî. À Hirapur, en Orissa, entre les villes Bhubaneshwar et Puri, la bourgade garde à l’écart un petit temple circulaire, le Chausathi Yogini Mandir, plus connu comme Temple aux 64 yogini, les femmes du yoga. Il daterait du IXème, aurait été construit par la reine Hiradevi. L’édifice est insolite : sans toit pour une libre adoration aux cinq éléments - feu, eau, terre, ciel et éther – selon le rite tantrique de bhumandala. En forme de chakra, un mur circulaire de blocs de grès avec cavités ; chacune abritant une statue en pied. Elles sont ainsi 64 veilleuses, autour d’un autel central dédié à Durgâ. Dans la complexité du panthéon indien, la déesse Durgâ est assimilée à Châmundâ et à Kâlî, toutes épithètes de Pârvatî, l’épouse de Shiva.

 

     Une yogini (féminin de yogi, tandis que le terme yogin est neutre), est une praticienne du yoga. L’Inde ancestrale montre que les femmes durent faire leur place parmi les hommes et les maîtres masculins. Certaines la trouvèrent en devenant de grandes saintes. Autant la société vénère les divinités féminines, autant elle se fait violente envers la femme. De nos jours en occident, les professeurs sont majoritairement professeures ; les cours de yoga réunissent plus de femmes que d’hommes. La femme y vient - dit-on - avec le souci d’affiner sa silhouette et le souhait de garder ou retrouver sa ligne… L’homme est force, la femme souplesse, le yoga posture d’harmonie. La femme pratique le yoga, animée d’une promesse bienfaitrice d’humanité. Une yogini est aussi fée, sorcière, magicienne, mère.

 

 

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Photographie Claire PEILLOD

Lever de soleil sur le Cap Comorin, Kânyâkumârî. Inde. 2017.

 

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7   Kânyâkumârî, une photographie de voyage

 

 

            « Je ne suis pas allée dans l’Inde en touriste ; tout au long des nombreuses années que j’y ai passées je me suis cantonnée dans une unique recherche ; l’étude des aspects profonds de la mentalité religieuse des Indiens. » nous avertit Alexandra David-Néel dans L’Inde où j’ai vécu.

 

            Le voyageur, la voyageuse touristes disposent de moins de temps que l’exploratrice mais ils engrangent leurs émotions, fixent leurs impressions dans l’appareil photo du téléphone, carnet de note à la mémoire illimitée, mais non éternelle. Leurs vœux : stocker des souvenirs, témoigner des rencontres, des échanges, retenir les marques d’un exotisme pensé sincère, noter une expérience intérieure. Se faire passeur. À chaque déclic, cette typologie de photographie assiste une compréhension intuitive de la réalité, allant au-delà d’une approche documentaire qu’elle soit ethnographique, botanique, animalière, historique, architecturale ou paysagère. Peut-être, le photographe voyageur aura-t-il parcouru les 3200 kilomètres, à traverser le sous-continent du nord au sud, mais il a finalement atteint son but, la pointe de terre qui arrête la péninsule et la plonge dans les eaux mêlées de l’Océan indien. Nous sommes au Cap Comorin et la petite ville de Kânyâkumârî le ravit. Un de ces lieux prodigieux parce qu’ultime. L’énergie qui en surgit accueille ici trois hommages aux forces de la vie. Le mémorial de Gandhi d’où une partie des cendres du père de la nation ont été dispersées. Le mémorial de Vivekananda, sur l’îlot rocheux face à la ville où le maître spirituel a pris la décision de diffuser son message d’universalisme religieux. Et la statue colossale de l’antique poète-philosophe Thiruvalluvar qui se dessine à travers un échafaudage. Vu d’ici, dans le ressac des vagues baignées de lumière matinale, saisissante est la dévotion des femmes, des hommes, des vieillards et des enfants venus de toute l’Inde, inspirés d’un sentiment d’accomplissement, pour assister, là, au lever du soleil. En sanskrit, ushas est l’aurore, l’aube, aussi la déesse qui accompagne la lumière du matin. Plus tard, les portraits des pèlerins que la photographe aura faits, montreront dans la lueur des regards un peu de l’âme indienne rapportée.

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Photographie Philippe RICHARD

Roue du temple du soleil, Temple de Konârak. Orissa. Inde, 2014.

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8   India, la roue de l’Inde

 

 

      Cette image représente le temple brahmanique de Konârak, proche de la ville de Puri, dans l’État de l’Orissa : l’imposant édifice est situé au bord du rivage du Golfe du Bengale. Le temple est édifié tel un gigantesque char, symbole du monde, Char divin assemblé par le Grand Architecte. Dans cette enceinte, visitée par les familles indiennes en dévotion, on a l’impression de voir un peuple à l’unisson, pousser une énorme machine de pierre. L’archéologue lira dans l’une des vingt-quatre roues du Char de Sûrya, l’enseignement de l’hindouisme : la roue supporte le monde, son ordre, le dharma, qui est Matière et Esprit, Ordre cosmique et Loi. Roue de la Loi et du Temps, la roue dévide l’offrande matinale d’une salutation au soleil éternellement nouveau. En photographie, pour donner la dimension d’une chose reproduite, le scientifique dispose dans le champ de l’image une réglette, un jalon. Parfois l’échelle est humaine. Ici bras tendu vers l’essieu, l’index pointé plante le geste, active l’histoire, impulse le mouvement de la pensée indienne, liée à Shiva, le destructeur-créateur, dans une ronde de feu, liée aux chakra, nos petites roues portatives et personnelles, nos roues-microcosme à l’image du macrocosme, danse des planètes. Le moyeu qui est à la fois l’espace creux du vide et l’espace plein du rayonnement, le moyeu agence le monde cosmique, toujours le même, toujours différent. Roue d’énergie, roue de la connaissance astrologique, de la division du temps solaire, principe directeur à l’architecture de ce temple, comme principe à l’exhumation de nos vies sur cette terre. Le centre symbolise la conscience, les rayons le mental (manas), le contact des deux, les sens (les indriya).

 

     Dans cette photographie, le spectacle de la grande histoire de l’Inde rencontre l’exhibition d’une main. Le sociologue y voit l’échantillon de l’une des mains des quelques 1,3 milliards d’habitants du sous-continent. La main singulière représente autant la multiplicité que la diversité du peuple. Son inégalité aussi : toutes les familles indiennes croisées en visite au temple de Konârak sont l’illustration du système des castes.

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Photographie Philippe RICHARD

Brahmane Sugit, Bhubaneshwar, Orissa, Inde, 2014.

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9   Bhuvanesvara et le brahmane Sugit

 

 

     Il a garé sa monture, son véhicule moderne, sur une place toute proche du Lingaraj Mandir, le grand temple de Bhubaneshwar (nom actuel de Bhuvanesvara), la ville consacrée à Shiva. « Paix… Shânti, Shânti ! », ajoute l’homme au large sourire. Il vous révèle les légendes de l’Orissa et vous raconte déjà l’histoire de sa ville, que « Bhubaneshwar a toujours été un centre religieux… et pour cela on la surnomme la cité des temples. » Il vous ouvrira de nombreuses portes mais pas celles du lieu où il officie car interdit aux non-hindous. Ce n’est pas un guide : il s’appelle Sugit, il est brahmane. Son travail est de rendre hommage à Bhuvanesvara, qui est Shiva, "le seigneur des mondes" en sanskrit. Avec ses collègues prêtres de la caste supérieure, Sugit accomplit quotidiennement le rituel de la pûjâ et invoque la divinité à venir descendre dans le lingam. Il y dispose des offrandes de fruits, étale des guirlandes de fleurs apportées par les pèlerins. Le brahmane Sugit porte au front le bindi, ce point rouge de curcuma qui marque la dimension spirituelle. Aujourd’hui revêtu d’un dhotî cérémoniel, il récite des formules sanskrites, chante des mantra, arrose le lingam de lait et d’eau. Il oint d’huile et de camphre, enduit de ghî (ou ghee, le beurre clarifié) et de santal allume des bâtonnets d’encens et enfume Shiva de bhang, la boisson au cannabis qu’apprécie le dieu. « Shiva, Shiva !». Que le darshan soit réalisé ! Et pour finir, Sugit recevra les honoraires versés par les pèlerins au temple de Lingaraj, à son administration, pour son fonctionnement, ses œuvres.

 

     Le brahmane Sugit parle plusieurs langues, a fait de longues études, a beaucoup voyagé. Après les offices, le soir venu, il récupérera son téléphone portable et rejoindra ses amis. Avec une souplesse déconcertante, il fera son yoga sur le toit-terrasse de la maison familiale qui domine le Bindu Sagar, le grand bassin de Bhubaneshwar où sont rassemblées les eaux sacrées de l’Inde. Le soleil se couche et la musique des temples monte des haut-parleurs vers les cieux.

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Photographie Philippe Richard

Maurice Daubard à Vetan, Italie, Février 2018.

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10   Parampara, le regard français de la transmission

 

 

       Maurice Daubard est une figure charismatique de la transmission ! Si l’on doit retenir un seul nom qui témoigne d’une histoire du yoga en terre francophone, choisir celui-ci fera l’unanimité. Cette personne est à de multiples titres honorable. Vénérable d’abord ! Maurice Daubard l’est en ses 93 printemps (il est né en 1930), ayant su trouver dans le yoga une réponse aux souffrances physiques de la jeunesse, aux anxiétés psychologiques de l’âge adulte, aux tourments spirituels de toute une vie. Réponses que chacune, chacun d’entre nous saura discerner. Les yeux de Maurice Daubard disent que la pratique lui fait contenir la douleur au froid et le regard saisir la chaleur de l’amour. Sous la chevelure d’argent, avec la peau plissée, le corps vivifié l’élève grâce aux postures du Hatha yoga et son esprit de compassion le confie à la Bhakti Yoga.

 

     La France a partagé le cheminement mondial du yoga. Trois défricheurs initient la transmission française : Maryse Choisy (1903-1979), Constant Kerneïz (1880-1960), Cajzoran Ali (1903-1975). Cette dernière, une américaine installée à Paris dans les années 30, est énigmatique. Elle y vient avec son livre Divine posture, influence upon endocrine glands qui propose l’étude de 48 postures, des 7 chakra et des respirations méditatives. Son approche est technique, ésotérique aussi... Les descriptions sont enrichies d’illustrations d’âsana et c’est une première. Elle ose et pose en maillot de bain deux pièces. Cajzoran Ali demande aux lecteurs : « Étudiez les illustrations avec soin, puis essayez de prendre la posture. » Les âsana paraissent simples, évidents mais lorsqu’on suit ses recommandations, elles sont imprévisibles et manifestes...  Par sa large audience, André Van Lysebeth a contribué à la faire connaître dans les années 80. Il fut fasciné par l’étrange beauté de la femme : « Un regard cela ne s’analyse pas, ne se décrit pas, cela se ressent. Le regard ne triche pas (…). La personnalité transparaît à travers son physique. » Plus tard en France, les élèves, découvriront une multitude d’autres regards de passeurs. Déjà, par le regard instruit, chaque maître ouvre à la transmission.

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Photographie Philippe RICHARD

3 rue Aubriot, Paris, 2011.

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11   Drik, intérieur/jour/ rue Aubriot

 

 

     En sanskrit, drik c’est celui qui voit. A Paris, le numéro 3 de la rue Aubriot abrite l’École Française de Yoga où de futurs professeurs viennent dérouler le tapis. Derrière la porte noire, c’est la manière de transmettre la pratique qui se comprend. Comme dans une devise : « Maintenant le yoga va vous être enseigné dans la continuité d’une transmission, sans interruption ». (Patañjali, Yoga-Sûtra, I-1.). Si la vigne vierge a aujourd’hui disparu - la photographie garde la trace, la mémoire - le règne végétal n’a ni naissance ni mort. Le yoga est sans début, sans fin.

 

       Il se trouve que ce lieu et cette rue entretiennent une histoire avec la photographie. D’abord l’endroit fut précédemment un studio photo. Sous les projecteurs et devant l’objectif du photographe de quartier, des êtres y ont laissé leur visage et incontestablement les murs ont gardé, "fixé en mémoire" leur image. De nos jours, sur les mêmes murs, des élèves-professeurs laissent aussi d’eux une image mentale. Lorsqu’une posture de yoga procure à l’élève un état de félicité, l’enseignant l’invite "à prendre une photographie intérieure" de lui-même. Ce sont aussi des clichés bien réels, de postures enseignées qui sont emmagasinés, pour mieux en "retenir la leçon". Comme il s’agira aussi de "retenir le groupe", la confrérie des élèves, en une photo de classe, avec le maître. La fonction mémorielle de la photographie garde les visages. De ce qui a été et de ce qui bientôt ne sera plus... Roland Barthes écrit « Ça a été (...) emporté par la vérité de l’image. Je devais donc, dès lors, accepter de mêler deux voix : celle de la banalité (dire ce que tout le monde voit et sait) et celle de la singularité (renflouer cette banalité de tout l’élan d’une émotion qui n’appartient qu’à moi) ». L’auteur de La Chambre claire poursuit : « la photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été » et rajoute : « Je devais descendre davantage en moi-même pour trouver l’évidence de la photographie. »

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Photographie Philippe RICHARD

Sâdhu au Temple d’Arulmigu Marundeeswarar, Chennai, Inde, 2014.



12   Sâdhu de Chennai

 

 

 

       Sans maquillage ni mise en scène. Dans un temple de Chennai qui n’a rien de touristique, au détour de l’édifice, ce sâdhu, en pause, si vieux, si triste, interpelle de son regard - qui n’est pourtant pas embrumé de ganja … (le cannabis indien). Me voit-il venir ? De l’échange de nos regards, je conclus qu’il me donne une autorisation. De quoi ? De faire une photo ? Celle de l’errance d’un pèlerin, renonçant à tout attachement. Á l’escale du temple, l’homme se prépare à la mort… L’homme sait bien que je ne peux, avec la photo, prendre son âme puisqu’il l’a déjà donnée.

 

     Je considère cet homme, fatigué, pourtant soutenu par un autre yogi, serti au pilastre du temple. Il se maintient en lui-même, au prix de l’architecture du corps : les lignes que forment ses membres, les tensions de ses articulations, ses muscles endoloris, les appuis des extrémités, doigts et orteils, rappellent une pratique exigeante. S’il ne figure pas à proprement parler une posture de yoga, il en compose toute l’attitude. Le portrait fait… je lui tends, avec sourire, une obole. Je me trouve confus… et doute de mon agissement. L’écrivaine essayiste, Susan Sontag rappelle qu’il existe deux sortes de photographes. Les premiers dont l’attitude consiste à "prendre une photographie" ; pour les seconds, il s’agit de "faire une photographie". "Faire une photographie", comme dire "faire un poème… un jardin". Je retiens d’un cours de yoga cette citation offerte par l’une de mes professeures, Isabelle Morin-Larbey : « Comme la lecture, la photographie devient une vraie nourriture qui naît en résonnance avec ce que nous avons vécu. » Je sais que le regard du sâdhu de Chennai, dont l’image est maintenant ici imprimée, va continuer à me chiffonner. C’est en direction de son âme qu’il me faut cheminer. Le grand texte de la vie religieuse indienne, la Bhagavad-Gîtâ, enseigne que « Grâce à la méditation, on voit l’âme dans l’âme, par l’âme ». (13.24). Et si j’osais, je demanderai la même chose à la photographie. Voir l’âme.

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Photographie Philippe RICHARD

Étude d’autoportrait, France, 2011.

 

 

13   Asmitâ, l’égo en autoportrait

 

 

     Des yeux pour voir et se voir. De la tête, des bras, des mains, l’appareil photo est le prolongement. Le rectangle noir est au centre. Est-ce lui le sujet de la photo ? Quand dans l’autoportrait, le détail montré, l’objet représenté, ou le thème abordé (ici l’acte photographique) est révélateur du sujet de l’image (moi-même) je me rappelle que j’attribue à la photographie la capacité d’être un outil de connaissance. Elle a cela de commun avec le yoga. Outil de ma propre quête d’intériorité, la photographie incarne une transposition visuelle du « connais-toi toi-même » ; elle voit une forme variée de connaissance de soi. Mais seulement une forme.

 

     L’autoportrait ne dit rien de mon visage, ni de mon identité. En perspective, il fixe une action du corps du sujet que je suis, en ombres projetées découpant une silhouette. Ombres, traces, leurres, pour se découvrir, se perdre et mieux se retrouver. Les contours dessinés suggèrent des maillons d’une chaîne. L’ensemble me rappelle l’allégorie de la caverne de Platon. C’est peut-être cela le fond, la matière de la photographie. Le théâtre d’ombre est le théâtre d’illusion, de dépendance, d’entrave, d’abandon. La source de lumière, hors-champ, est la métaphore de la science, de la vérité à scruter à l’extérieur de la caverne dans une réalité qui m’est inédite, inhabituelle, peut être salutaire… sans doute heureuse. La quête est une avancée, comme l’évoquent les ombres sur le papier photographique (l’épreuve, une épreuve), leur superposition qui trace une opération en cours, une exploration qu’il me sera ardu de poursuivre. Ce n’est plus mon corps que je photographie ; je photographie plutôt le regard que je porte sur moi-même. Et au fait, pour quel résultat ? Dans la solitude d’une mise en scène de l’intime, l’autoportrait focalise l’égo, asmitâ. Cette image est le support de ma réflexion et des enseignements de la tradition indienne. La photographie cherche entre le "je" qui parle, ressent et agit ; le "je" qui pense, organise et construit ; le "je" qui s’éveille, se transforme et s’efface. Trois sujets différents pour un même sujet-acteur.

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Photographie Manuela MARQUES

Main 2, Courtesy Galerie Anne Barrault, Paris, 2014.

 

 

14   Dhîra, photographie et méditation

 

 

     Avec la tradition tibétaine transmise par la lignée du moine bouddhiste Chogyam Trungpa, l’art shambala, est une voie séculière de la méditation. Les disciplines artistiques y sont considérées comme des accès à la contemplation : la calligraphie, l’art floral, le tir à l’arc, la voie du thé. Le miksang, pratique de la photographie contemplative, est une voie spirituelle. Le miksang ("bon œil"), mène à la contemplation en pure présence au monde, en pleine perception de la réalité. Comment apparaît la perception de l’artiste sous une forme vivante ? Comment la forme vivante devient, pour le spectateur, une forme d’éveil ? À l’artiste l’intuition, au spectateur l’émerveillement ; alors l’essence cosmique est contemplée dans la finitude du microcosme.

 

     L’œil et l’esprit se sont accordés. L’appareil traque ou plutôt reçoit formes, couleurs, lumières, matières, compositions pour restaurer, dans des fondements perdus, l’expression du temps, de l’espace. Sur cette ligne se situe le travail de Manuela Marques. Ce n’est pas le réel qu’elle nous montre quand bien même elle placerait l’objet au cœur de l’image : l’aigrette d’un pissenlit. Elle arrange une forme de haïku photographique où le visuel ne montre pas la réalité mais la retrace dans l’espace de l’esprit. « Les images sont des gouffres ». Elle appelle plutôt l’humain à s’emparer du réel quand il est trop fluide, trop volatil. Il faut que la main touche l’énigme. Elle met en jeu la main et le souffle face à notre propre pouvoir de protéger ou de détruire. Elle nous demande d’envisager un rite qui convertira la chose vaine en une forme sacrée. L’aigrette du pissenlit est une forme d’accès au monde, à sa structure (le dharma) nous rappelle Claude Lévi-Strauss qui racontait son émerveillement en observant cette boule « en pensant aux lois d’organisation qui devaient nécessairement présider à un agencement aussi complexe, harmonieux et subtil […] et dont je n’arrivais pas à m’imaginer qu’il pût résulter d’une suite de hasards accumulés. » Toute occasion est une porte d’accès à soi-même. Même si le vent disperse l’aigrette, la photographe arrête le temps, retient l’espace. Dhîra qualifie ce qui ne vacille pas.

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Photographie Alain VOLUT

Au seuil du monde, Vârânasî, Inde, 2007.

 

 

15   Antyesthi, la dernière offrande

 

 

     Vârânasî est saisissante à tout visiteur par la densité spirituelle qui émane d’elle. Cette ville est aussi palpitante d’activité. Elle grouille de commerçants, pèlerins, mendiants, lépreux, ascètes, prédicateurs d’avenir. On hante les temples et s’attarde devant des bas-reliefs érotiques. On y croise des couleurs, des odeurs. Les vaches sacrées et les dieux statufiés sont autant de sujets pour la photographie. On peut s’y perdre - et l’on s’y perd - mais le labyrinthe des ruelles vous ramène toujours au fleuve et en le filant le photographe poursuit une silhouette. Alain Volut s’inspire de l’esprit primitif, s’anime du mystère, fait surgir du visible, l’invisible. L’espace si vide rend son sujet puissant. Quand à l’aube, dans la lumière qui nimbe le fleuve, il guette avec retenue le renonçant qui viendra accomplir une pûjâ (cérémonie rituelle en l’honneur d’une Divinité) ou déposer une offrande ou pratiquer, sur les cinq ghâts, le yoga afin d’y exécuter le rite du Panchatirthi Yatra. Se baigner dans le Gange, sera pour le renonçant manière de laver ses péchés. C’est à Bénarès qu’il veut mourir. Ella Maillart dit que « Bénarès est la salle d’attente de la mort corporelle. » C’est au Manikarnika Ghât qu’il veut se faire incinérer et que le Gange engloutisse et absorbe ses cendres, libéré du cycle infernal des réincarnations pour atteindre le moksha. Tel est antyesthi, le rite de la dernière offrande de l’homme abandonnant, au feu Agni, son enveloppe corporelle.

 

     L’image d’épure d’Alain Volut est photogénique : au sens étymologique, elle produit de la lumière. L’image, ni nette ni contrastée, rend un effet supérieur à l’effet produit au naturel. En ces lieux, en cette circonstance, Alain Volut, lui aussi adepte de Yoga, fait sien des propos de Martine Frank. « Du jour de la naissance jusqu’à l’instant de la mort, la vie n’est qu’une révolution constante. Rien n’est permanent. Le plus difficile est d’accepter les changements en soi, autour de soi, chez les autres et pourtant la plus belle aventure n’est-ce pas ce parcours qui part de soi pour se connaître, s’oublier et se dépasser ? »

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